Felyx
La neige tourbillonnait ce jour là, à tel point que la visibilité était quasi-nulle. Les hommes du village allaient pourtant braver le mauvais temps pour aller secourir un village amranéen voisin, enseveli sous les décombres de l'éboulement d'une partie de la montagne attenante. Heureusement, leur village à eux avait été épargné.
"Pourvu que père ne soit pas blessé en tentant d'extraire ces gens des débris rocheux..." songea la jeune Amaesis en préparant son nécessaire de soins afin d'assister sa mère.
- Dépêche-toi, Zys, ne reste pas là à rêvasser ! Il faut monter les paillasses, aller chez Emre chercher de la nourriture et des couvertures... Tu n'as pas de temps pour ça !
- Oui, mère, répondit humblement la jeune fille, avant de s'atteler aux préparatifs de l'hôpital provisoire.
"Il y aura des blessés, voire des morts", avait dit son père la veille.
"Il faudra que vous soyiez fortes, toutes les deux, ne vous laissez pas submerger par la fatigue. J'irai demander à la fille de Duke, Lya, de vous aider. Elle n'est pas très vive d'esprit, mais elle sait obéir." Et il en serait fait comme son père l'avait dit. Il prenait toujours les bonnes décisions. Il n'était pas chaman, il avait refusé ce poste dans sa jeunesse, se plaisait-il à raconter à sa fille, cependant le chaman de leur petit village lui demandait souvent conseil sur certains sujets. C'était donc ainsi que son père s'était retrouvé à gérer cette crise, tandis que leur chaman était parti dans un plus gros village chercher un rebouteux pour leur apporter de l'aide.
Les hommes partis, et quand l'hôpital de fortune fût enfin installé à la convenance de sa mère, l'attente commença. De longues, très longues heures à attendre leur retour, priant les dieux qu'aucun d'entre les leurs ne soit blessé, ou pire, ne se perde dans la tempête. Amaesis ne tenait pas en place. Sous les œillades furieuses de sa mère, qui passait le temps en cousant, la jeune amranéenne faisait les cent pas, fébrile.
- J'aurais pu les aider, mère ! J'aurais pu administrer les premiers soins aux blessés les plus légers, pour qu'ils aident père à sauver les leurs, j'aurais pu...
- Il suffit ! Tu n'aurais rien pu faire d'autre que d'ennuyer ton père en étant dans ses pattes. De plus, une jeune fille n'a rien à faire dans des recherches pareilles.
- Mais, mère...
- Tais toi, maintenant ! Et assied-toi donc, tu me donnes le tournis.
Soupirant, la jeune fille n'eut pas d'autre choix que d'obéir, encore une fois. Mais un jour, elle quitterait le village, un jour elle apprendrait à se battre, à guérir d'autres choses que les pitoyables fractures et brûlures qu'elle traitait ici la plupart du temps... Soudain, après ce qui lui avait paru une éternité, la porte s'ouvrit brusquement, et une file d'hommes portant des blessés s'engouffra dans la bâtisse. La mère d'Amaesis chargea Lya de traiter les engelures, et sa fille des cas les moins graves d'hypothermie, ainsi que des blessures les moins graves, tandis qu'elle-même prenait en charge les opérations les plus difficiles, avec l'aide de son mari.
Amaesis n'avait plus le temps de penser, toute à ses onguents et potions. Plus le temps passait, plus elle avait chaud, et plus elle était épuisée et assoiffée. Il y avait des enfants fiévreux et déshydratés, des femmes qui avaient pris des coups sur le crâne - l'une d'entre elles ne passerait d'ailleurs pas la nuit, ayant perdu trop de sang -, des hommes qui souffraient de coupures sur tout le corps... Elle s'occupa même d'un enfant qui avait perdu un doigt. Tard dans la nuit, elle arriva enfin à son dernier patient. Celui-ci, endormi et tout barbouillé de terre, était fiévreux et tremblant. Il était jeune, à peu près de son âge. Sa peau laiteuse était marquée d'ecchymoses à divers endroits. Son père lui avait décrit comme étant un jeune homme courageux, car il avait aidé à déblayer les gravats, malgré une blessure au poignet - et en effet, son poignet était bleu et enflé.
De plus, il souffrait de déshydratation, comme presque tous les habitants qui avaient passé quelques temps bloqués sous les décombres, et avait quelques engelures sur les mains. Lorsqu'elle posa sa main fraîche sur le front du jeune amranéen, celui-ci ouvrit les yeux. Il avait des yeux couleur émeraude "les plus beaux qu'il ne lui fût jamais donné de voir", pensa Amaesis. D'ailleurs, elle le trouvait terriblement beau tout court. Troublée par son regard, elle lui expliqua ses blessures ainsi que tous les soins qu'elle allait lui administrer. Lui restait silencieux et ne la quittait pas du regard, ce qui la fit rougir plus d'une fois.
Les jours passèrent, et la jeune amranéenne s'arrangeait toujours pour passer un peu plus de temps que nécessaire avec le garçon. Il l'avait remarqué, et cela ne semblait pas lui déplaire. Cependant, c'était à la mère d'Amaesis qui cela ne convenait pas. Sa fille n'avait pas à s'enticher d'un simple garçon dont toutes les possessions étaient désormais enfouies sous terre ! Elle en fit part à son mari, qui lui rit au nez. Amaesis lia donc, jour après jour, une amitié avec le jeune homme nommé Felyx. PLus les jours passaient, plus il se remettait, et plus les jeunes gens devenaient complices. Puis un jour, alors qu'elle était restée tard pour profiter de la présence de son bien-aimé, Felyx fit ce dont elle rêvait depuis des nuits : il l'embrassa. Ce moment fut cependant découvert par le père de la jeune fille, qui fut pris de colère et chassa le garçon. Sa fille, en essayant de le défendre, fut rossée tant et si bien que ce fut elle qui eut besoin de soins à la fin. D'ailleurs, elle en garde une longue cicatrice qui court le long de son dos. Elle n'entendit plus jamais parler de ce Felyx, qui continue pourtant à hanter ses rêves.
Le reverra-t-elle un jour ?