Voilou pour moi !
Lentement, j’avançais parmi les décombres, enjambant les divers obstacles qui se présentaient sous mes solides bottines. Des membres déchiquetés par les shrapnels, un corps meurtris par la guerre, un camarade. Ils n’avaient épargnés personne. Le paysage figé par un hiver trop long, semblait apocalyptique. Une épaisse couche de cendre recouvrait la terre gelée, tandis qu’un parfum de sang et de sueur flottait dans l’air. J’inspirai profondément, avant de tousser toute la crasse présente dans mes muqueuses. A chaque pas, mon holster frappait ma hanche, comme une ultime provocation pour en finir.
Lorsque j’effleurai l’arme, un spasme douloureux parcouru mon bras. Je sentis une bouffée de chaleur, et rapidement ma main tâtonnait mes larges poches à la recherche d’une seringue. La panique montait en moi, le salopard avait bien visé, mon pantalon était percé d’un large trou, laissait apparaître un mélange de pus et de sable. Qu’importe, sans le médicament, une crise allait survenir, tôt ou tard. Je m’adossai contre une grange dont le flanc finissait de se consumer, fermant les yeux pour profiter de mes dernières minutes dans ce village déchu, là où j’avais vu le jour. Ainsi la mort aurait terminé sa sale besogne, et pourrai poursuivre son chemin vers d’autres lieux pour semer ses germes destructeurs. Petit à petit, je sentais ma force de vie diminué, les sensations disparaître dans un nuage de paix.
Tout à coup, le nuage se dissipa, gâché pas les cris d’un homme, me ramenant à ma triste condition. Tel le retour d’un fouet, le claquement de la douleur suivit instantanément la disparition du nuage. Son langage m’était incompréhensible, mais le ton utilisé suffisait pour sentir toute la souffrance qui l’habitait. D’un pas machinal, je m’approchais de la bâtisse d’où provenaient les hurlements, en évitant de dévoiler ma position. Bientôt, je pouvais apercevoir une main, tendue vers l’extérieur, dont le propriétaire était enseveli sous une important masse de gravas. La pitié laissa place au dégoût lorsque j’aperçus la couleur de son uniforme, vert. Sur le lit, une femme semblait jouir d’un profond sommeil, un sommeil morbide. Une douzaine de traces de couteaux avait déchiré sa tunique, laissant de profondes entailles à vif, dont le sang coulait abondement. Je me retournai vers la main, s’agitant nerveusement depuis qu’elle avait remarqué ma présence. Avec un accent très prononcé, il demandait qu’on l’aide à sortir des débris. Brique par brique, planche par planche, j’ôtai le poids de la mort de son pauvre corps, meurtris par un écrasement trop long.
Il ne m’avait pas quitté des yeux depuis plus d’une heure, moi non plus. Il demandait sans cesse pourquoi je n’enlevais pas le reste, formulant sa demande dans toutes les langues qu’il connaissait, pensant que je ne le comprenais pas. Son bras était toujours tendu vers moi, bloqué par des pierres que j’avais pris soin de laisser à cet endroit. Je le regardais tendrement, comme un père pourrait observer sa progéniture. Finalement, je m’approchai de lui, jusqu’à prendre cette main ouverte, qu’il n’avait pas refermé depuis mon arrivée. Il avait la poigne solide, son bras était parsemé d’ecchymoses, du moins sur la partie visible de celui-ci. Une lueur d’espoir parcouru son œil, qui se renversa très vite en une terrible angoisse lorsque je pris le revolver dans mon autre main. Par le lien que j’avais créé quelques instant plus tôt, je pouvais sentir toutes ses émotions, du tremblement de ses doigts jusqu’à l’accélération de son pouls, et je m’en délectais à la manière du prédateur qui sent la peur de sa proie. Une fois le canon pointé sur son front, j’attendis quelques instants, la sueur perlait à grosse goutte sur son visage crispé par l’effroi.
« Pour les miens. » J’articulai de manière à insister sur chacun des mots, tout en m’appliquant sur mon accent pour qu’il me comprenne. La pression sur la gâchette était intenable, le terrible mécanisme se mît en route, ne laissant aucune chance au condamné. La balle traversa le lobe frontal dans un bruit sourd pour ressortir quelques centimètres plus loin et terminer sa course dans la porte en bois de l’armoire. Je démêlai délicatement nos mains avant que la nausée m’envahisse. Elle remonta ma trachée rapidement pour atteindre ma gorge, un mélange de bile et de poussière, que je crachai dans une énième convulsion. Mes jambes se dérobaient, je m’allongeai dans le lit, contre le corps inerte de la femme. Je fermai les yeux, et rapidement le nuage apparaissait. Je sentis chacun de mes muscles se détendre, et dans une ultime ascension, je quittai définitivement le royaume des hommes…