Chapitre V : Larmes de Sang
Ceci est le récit recueilli par Eddy GrosBras, un frère d'armes de Silven ; mis en forme par votre serviteur, bien-entendu. J'espère pouvoir vous transmettre avec poigne les émotions terribles qui se jouent dans cette scène. Bonne lecture.
C'est un carnage ;
L'information avait filtré, et les impériaux s'étaient préparés : des gardes, dissimulés sous de larges tuniques de marchands, étaient venus discrètement fournir les rangs de la caravane marchande. Leur stratagème avait fonctionné, et les guérilleros s'étaient précipités droit dans la gueule du loup : quinze guerriers s'étaient jetés sur les flancs de la caravane, seulement pour se fracasser contre le mur d'acier que représente la garde falaisienne. Huit soldats, au total. Quiconque considérerait les faits pourrait raisonnablement penser que les amranéens seraient avantagés par le nombre. Mais l'équipement et l'expérience, l'habitude des manœuvres conférait à cette troupe un avantage considérable ; et la surprise n'était pas du côté des frères d'Amranaé.
Quel gâchis. Silven, perdu dans ses pensées, esquiva de justesse un coup de lame hasardeux, avant de s'éloigner. L'adrénaline rugissant dans ses veines, il reprit conscience du capharnaüm qui l'environnait. Les hurlements des blessés couvraient même le fracas des armes qui s'entrechoquaient. Partout gisaient des débris de carriole et des corps inertes. Un soldat courrait pour aider un camarade, mais glissa sur une flaque de sang visqueux. Ce dernier était aux prises avec un féroce lutteur amranéen. La fatigue se disputait à la hargne, dans les yeux des deux adversaires. Plus loin, le capitaine tentait d'exhorter ses troupes. Affalé sur son cheval mort, une plaie béante dans le ventre, il trouvait néanmoins la force de crier. Courage, ou entêtement ? De toute façon, il va mourir.
Silven n'eut pas plus le loisir de contempler cette scène de pur chaos. L'impérial qu'il avait laissé sur le carreau revenait à la charge. C'était une montagne de muscle et de rage, la face écarlate, l'oeil vitreux et la bouche tordue. ll arrivait sur son flanc, moulinant de toute ses forces avec son glaive ensanglanté. « Meurs, Porc ! » Hurla le chaman, avant de s'élancer vers lui. Un pas de côté, une pirouette. Le coup manqua. Le soldat était pataud, épuisé d'avoir trop combattu. Mais l'honneur le gardait debout. Il reste dangereux, je dois faire attention.
Il tournait autour du sanglier en armure qui lui faisait face, cherchant une faille. Elle ne vint pas. Le soldat rua soudainement, tailla de son arme avant d'envoyer un poing dévastateur vers le visage de Silven. Ayant paré la botte, le chaman pensait pouvoir répliquer. Mais il ne voyait pas le poing voler. Merde ! I bougea, mais trop tard : il se le prit en pleine tempe. Sonné, il tituba en reculant, secoua la tête. S'il n'était pas si fatigué, j'aurais été assomé. Une corne sonna, mais il ne l'entendit pas. Récupérant doucement, il chercha le sanglier du regard. Il avait disparu. Le buit aussi, s'était envolé. Étonné, il parcourut le champs de bataille du regard. Il ne restait plus que des enfants de la forêt.
« Silven ! Par ici ! ». Tom lui faisait signe de s'approcher. Sa voix était éraillée, cassée, mais toujours puissante. Le chaman, encore un peu déboussolé , s'avança lentement vers son compagnon de bataille. Il avait la mine solennelle et triste ; une expression étonnamment choquante sur un visage habituellement radieux. Silven se fit abrupt, et sa voix sonnait faux : « Combien ? »
Le triste camarade mit quelques secondes à répondre. On pouvait lire la détresse dans ses yeux. Il articula un premier son inaudible ; dégulit, puis lâcha : « Neuf » ; Silven se figea l'espace d'un instant. Neuf ?! « Tu veux dire qu'on a perdu plus que la moitié des hommes, pour trois tonneaux et une poignée de monnaie ? ». Tom opina du chef. Le chaman tomba à genoux, et resta immobile. Pendant ce temps-là, les frères survivants s'affairaient à fouiller les décombres des charrettes ou à récupérer leur morts. Quelques minutes plus tard, Tom revint vers Silven pour le tirer de sa torpeur. « Viens, on va s'occuper d'eux avant de retourner au village » dit-il doucement. Maintenant debout, ils avancèrent sans hâte vers le bûcher qui avait été dressé pour les hommes tombés au combat. Après quelques mots adressés à Nodens pour que leur âme ne soit pas égarée en chemin lors de leur retour sur terre, Eddy démarra le feu.
C'est le dernier feu que je vois prendre mes amis. Je te le promets, Nodens...